Juste pour appâter le chaland

Sur la placette du treizième arrondissement, une vingtaine de badauds s’était rassemblée à proximité d’un fourgon blindé garé devant une petite agence bancaire. Les voitures de police pilèrent au milieu du carrefour, les agents surgirent des véhicules, pistolets à la main. Rapidement, un périmètre de sécurité fut délimité. L’inspecteur Didier Thénard, la petite quarantaine, récemment promu suite au plan sécuritaire mis en place par le gouvernement, ôta ses lunettes de soleil, ouvrit lentement la portière et sortit en étirant son bon mètre quatre- vingt. Barbe soignée de deux jours, cheveux châtains mi- longs. Les mains dans les poches de son blouson. Seul policier en civil, jeans, baskets, le brassard rouge « police » au bras.

La scène avait un semblant de comique, un fourgon blindé, les portières grand ouvertes, trois convoyeurs immobiles, comme paralysés, les yeux rivés au sol. En état de choc ou simplement honteux. Autour du fourgon, un attroupement se bousculait pour prendre des selfies. Les gens prenaient la pose devant le flanc du véhicule, sur lequel « on reprend ce que vous nous avez volé » était bombé en rouge. Non sans difficulté, les policiers réussirent à éloigner la foule. Thénard interpella les convoyeurs « Alors ? », les trois parlèrent ensemble. « Un à la fois ! » ordonna l’inspecteur. Le plus vieux des trois, cheveux blancs et léger embonpoint, prit la parole.

– Ils étaient trois, des combinaisons rouges et des masques de Dalí, comme dans La Casa de Papel. Des vrais pros, ils ne nous ont pas laissé le temps de réagir; en moins de deux, on s’est retrouvés couchés par terre. Ça leur a pris deux minutes à tout casser. Ils étaient au courant, il doit y avoir eu une fuite. En trente ans de métier, je n’ai jamais vu des gars aussi efficaces: partage des rôles, gestes précis, on se serait vraiment crus au cinéma. Et tous ces connards, autour, qui applaudissaient.

Thénard s’adressa à un policier : « Préviens-moi quand les collègues de la scientifique débarquent, moi je vais causer avec le directeur. En attendant prenez les identités des témoins, qu’ils n’effacent rien de leur téléphone, on pourra peut- être tirer quelque-chose de leur photoshooting »……


-10-

Errico Cipriani arriva en Gare de Lyon à 11h50 par le TGV en provenance de Marseille. Cela faisait plus de 30 ans qu’il n’avait pas remis les pieds à Paris. Il avait quitté la Corse la veille au soir et avait passé la nuit sur le pont du ferry à regarder les vagues se briser sur la coque du bateau. Il souffrait depuis toujours de claustrophobie et la simple idée de se retrouver enfermé dans une cabine lui donnait la nausée. Il déboucha sur l’esplanade de la gare, ôta son masque et s’alluma une cigarette. Le masque, quelle histoire, dans l’arrière- pays corse ce n’était pas vraiment une habitude, de toute façon, passant ses journées avec ses camarades animaux et le jeune berger somalien, il avait peu de chances de choper ou refiler la grippe covidienne. A Paris, par contre, une autre paire de manches: toute la population était masquée. Il s’agissait du seul rempart efficace à la progression de la pandémie. Les mesures gouvernementales étant, elles, inconséquentes. La cigarette terminée, il décida de se dégourdir les jambes et se dirigea vers Nation. Pour un mois de janvier, il faisait chaud, le ciel était gris et l’odeur de la ville lui envahissait les narines même à travers le masque. 

Arrivé au croisement entre le Boulevard Diderot et l’Avenue Dausmesnil, il fut saisi par la vue d’une vingtaine de camionnettes qui occupaient la chaussée en direction de Bastille. Moteurs allumés, elles étaient remplies de flics en tenue “robocop”. La plupart ne portaient pas de masque et avaient les yeux rivés sur l’écran de leur téléphone portable. Quelques- uns étaient postés à l’extérieur des véhicules et discutaient en tirant sur leurs cigarettes électroniques. Il les avait vu à la télévision du restaurant- bar PMU où il allait se réapprovisionner en cigarettes une fois par semaine. Des scènes de rue où ils tabassaient des manifestants inoffensifs de tout âge. Les voir en vrai, à quelques mètres de distance, provoqua chez lui un sentiment de malaise. “Trop longtemps loin de ce monde pourri…ou pas assez…”….